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Le mythe de la hiérarchie plate, un grand malentendu
SECONDE PARTIE : UN PHENOMENE PAS NOUVEAU
Dans la première partie, j'ai questionné le modèle hiérarchique traditionnel des entreprises, soulignant les problèmes associés à une verticalité excessive et à une bureaucratie croissante. S'il existe des alternatives telles que la hiérarchie plate, nous allons voir que la recherche de celle-ci n'est pas nouvelle.
Des tentatives d’instaurer des hiérarchies plates depuis des siècles
J’ai eu des patrons obsédés par le nombre de niveaux hiérarchiques. Seulement, le problème est numérique et l’équation est toujours la même. Pour réussir à contenir le nombre d’échelons dans la pyramide, il faut limiter la taille des équipes de terrain à, maximum, 20 personnes et le nombre de managers qui rapportent directement à un N+1 à 7. Dans ce cas de figure, une organisation de 150 personnes nécessitera au moins 2 niveaux hiérarchiques et une au moins une dizaine de personnes dans la structure managériale (le ratio est alors de 1 encadrant pour 15 productif). Et si vous souhaitez un management resserré ou que votre organisation est très diffuse géographiquement, ces chiffres de 20 et 7 sont impossibles à tenir. Une organisation de 1000 personnes aura au minimum 3 niveaux hiérarchique une structure managériale, de fonctions support et de contrôle interne d’une centaine de personnes (le ratio descend alors à 1 pour 10). Je vous laisse continuer. Et vous comprendrez la cause de l’obsession de certains patrons : réduire à tout prix le nombre de niveaux hiérarchiques et fermer les écoutilles aux hurlements des managers intermédiaires qui courent sans cesse, n’ont jamais assez de temps et aux enquêtes internes qui disent qu’il y a un problème de leadership.
Dans mon expérience, ces efforts se sont généralement soldés par
- un plan de formation pour les managers de terrains afin de les aider à améliorer leur leadership et leur gestion du temps
- la création de poste d’adjoints qui si ils n’ont pas le rôle officiel de managers tendent à reformer un échelon intermédiaire. Les ratios exposés ci-dessus sont donc en grande partie de nature purement cosmétique, la réalité et le coût de la structure étant en réalité bien supérieurs.
Cette question n’est absolument pas nouvelle et n’appartient en réalité ni au 20ème ni au 21 siècle. En réalité elle n’appartient même pas au champs du management qui doit la partager avec les politologues et sociologues, qui s’intéressent évidemment à l’exercice du pouvoir et aux dynamiques de celui-ci.
Avec les politologues, la question de la représentation du peuple dans les décisions qui concernent la chose juridique publique (la res publica qui a donné naissance étymologiquement à la république) a fait l’objet de nombreux traités. Et cela remonte évidemment jusqu’à Aristote. Qui doit coordonner et décider de l’action publique ? Aristote explorait déjà les subtilités entre des formes plus ou moins ouvertes d’oligarchies -terme qui résonne évidemment avec l’actualité de la guerre sur le sol ukrainien et des sanctions occidentales- puisque la plupart des démocraties grecques sont des oligarchies plus ou moins « mitigées ». Démocratie. Le mot est posé. De la découle probablement, les appels à une forme de démocratie organisationnelle ou une démocratisation de la prise de décision[1].
Je vous disais que cette question n’est même pas moderne. Si vous allez un jour aux salines royales d’Arc et Senans, vous y découvrirez un projet qui couvre le management (de la production du sel), la politique (l’administration d’une communauté) et la philosophie. Elles ont construites à la fin du 18ème siècle, sous le règne de Louis XV, par Claude-Nicolas Ledoux, Commissaire aux salines de Lorraine et de Franche-Comté. Ledoux est à la fois architecte et administrateur. Inspiré par les écrits de Thomas More (Utopia, 1516) et Rousseau, il cherche à créer la cité idéale englobant les Salines et plus généralement les conditions d’une activité productive et sociale harmonieuse. Dans ce projet, la transparence, la confiance en l’homme[2] et la responsabilité de chacun sont des valeurs fondamentales.
Cette utopie a donné une descendance assez féconde : d’abord le phalanstère de Charles Fourier qui a eu des applications pratiques dans plusieurs pays dont la France, la Belgique, le Brésil, l’Argentine, le Mexique ou encore les USA aux XIXème Siècle. La plus connue est sans aucun doute familistère de Guise. Il s’appelle ainsi car il est situé dans la ville de Guise dans l’Aisne. Il a été créé par l’industriel Godin (connu pour les poêles Gaudin) et a fonctionné pendant plusieurs décennies alors que d’autres phalanstères ont parfois échoué. Pour celles et ceux qui vondront approfondir le sujet, citons le Phalanstère de Pontcharra dans lequel est installé désormais un lycée, la Colonie sociétaire de Condé-sur-Vesgres, ou encore le Phalanstère de la rue de Broca à Paris. Selon la plupart des historiens et sociologues, les Kibboutz en Israël appartiennent également à cette filiation.
Ce soucis de l’aplatissement de la ligne hiérarchique, l’armée le partage depuis la nuit des temps. Tout général vous le dira, la défaite se profile lorsque l’on perd l’initiative sur le terrain face à l’adversaire. La capacité d’initiative est donc fondamentale or l’état major n’est, par définition, pas sur le terrain et la chaine hiérarchique est longue obèrant toute agilité ou toute adaptation rapide du dispositif. Si le respect de la chaine hiérarchique dans l’armée est indiscutablement l’alpha et l’oméga de la discipline collective, il existe une tension inévitable entre le respect de celle-ci et la capacité d’initiative. Cette tension s’exerce évidemment différemment en temps de paix et lors de conflit à « haute intensité ». La hiérarchie s’adapte. Mais c’est moins la chaine hiérarchique qui se raccourcit et s’aplatit structurellement que la communication qui devient plus directe entre l’escouade des forces spéciales ou la brigade engagée sur le terrain, dans une action tactique avec l’état-major.
Ce constat est intéressant car il montre que l’aplatissement n’est pas un gage de succès. C’est davantage la communication dans sa nature, son ampleur et sa diffusion ou encore la capacité opérationnelle de prise de décision qui sont décisives.
Alors que la quête
de forme organisationnelle ou de design organisationnel permettant d’avoir des
hiérarchies plates existe depuis des siècles et que l’armée nous montre que le
problème est ailleurs, cette demande réémerge périodiquement avec vigueur. Si
l’aplatissement de la pyramide hiérarchique est vue actuellement comme une
approche moderne, c’est parce qu’elles semblent répondre aux exigences des
temps modernes poussée à leur extrêmes : croître sans cesse, accélérer
sans cesse ce qui suppose donc d’être non seulement agile mais aussi innovant. Mais
peut être que la verticalité est un symptôme bien plus qu’un problème…
Déverticaliser ne veut dire ni aplatir, ni libérer, ni réduire
Je suis réellement partisan de déverticaliser les entreprises, de déconstruire les inévitables silos pour créer plus de transversalité et surtout une communication bidirectionnelle et même multidirectionnelle qui remplace l’approche top-down. J’ai testé pendant 15 ans les alternatives consistant à réduire la hiérarchie, à l’aplatir ou à s’en libérer et je crois que ce sont des mauvaises réponses à des problèmes en effet mal posés. Dans cette partie, je vais rapidement explorer ces réponses et essayer de mieux poser le problème.
Réduire ? Même avec le recours aux nouvelles technologies, la coordination des équipes connait des limites profondément humaines, à la fois psychologiques et relationnelles. Le développement de relations de confiance nécessite du temps, de l’énergie et ce, tout au long du cycle de vie de la relation. Les outils tels que Teams, Slack, Discord sont merveilleux mais s’ils apportent une facilitation des rapports, ils ne peuvent se substituer à une relation de subordination ou de collaboration directe. La dynamique collective est optimale dans une équipe composée de 7 à 10 personnes (les navy seals disent même six) et se détériore très rapidement à mesure que le chiffre grandit. Au-delà de 20 personnes dans une équipe, se reconstituent nécessairement des sous-ensembles car la supervision est inefficace ; en deçà de 5 ou 6 personne, le coût de celle-ci est par contre rédhibitoire. Mais pour rester un instant, non pas sur le coût mais sur la qualité, il est, par exemple, illusoire qu’un Directeur Général puisse entretenir des relations de confiance avec l’ensemble de ses collègues au-delà de 60-70 personnes. Réduire est donc vain ou cosmétique compte tenu de cette contrainte tant quantitative que qualitative. Enfin, nous le verrons dans la dernière partie de cet article, toute forme d’horizontalisation passe, en réalité, plutôt par une expansion du nombre de coordinateurs.
Aplatir ? Chercher à aplatir me semble être globalement une bonne démarche. Cela dit, l’organisation doit être davantage capable de se déformer. Elle pourra être plus plate ou plus verticale en fonction des situations. Dans mon expérience personnelle, faite de la gestion de nombreuses crises que l’on rencontre dans le domaine du transport, il existe des moments où la verticalité est nécessaire. Que la crise dure quelques heures ou plusieurs jours n’y change pas grand-chose. Qu’un train soit bloqué dans un tunnel avec des centaines de passagers et quelques bébé à bord, qu’une tempête de neige immobilise des dizaines d’autocars en plusieurs points de l’Europe du nord pendant 72h ou que l’on affronte une coulée de boue dans une étroite vallée ferroviaire alpine, l’initiative locale est bien venue si elle complète un dispositif commun dont la mise en œuvre est forcément centralisée au sein d’une équipe de gestion de crise. Plus que d’aplatir par les chiffres (ce qui amène à se heurter à la question du réduire), plus que d’aplatir par la structure, l’enjeu est davantage de lutter contre une tentation universelle et naturelle de verticaliser et d’allonger, c’est de permettre la déformation, c’est d’horizontaliser qu’il faut parler. Rappelons que pour coordonner 2000 personnes il n’y a pas besoin de plus que 5 niveaux hiérarchiques or je ne connais pas beaucoup d’exemples d’entreprises de cette taille qui se contente d’une telle frugalité[3]. L’exemple le plus extrême est celui de certains cabinets de conseil qui multiplient les grades, même dans de toutes petites équipes, mais il est vrai que cette organisation est moins liée à la coordination qu’aux nécessités liées à la facturation ou à la promotion interne.
Libérer ? mais de quoi ? Se libérer de la hiérarchie c’est risquer de se débarrasser de la coordination avec. S’imaginer que nous pourrions fonctionner comme une ruche ou une fourmilière, cela semble impossible. Certes, chez les animaux sociaux, pas de lean management, pas de management visuel, les ouvrières se coordonnent de façon « organique ». On n’imagine pas la coordinatrice du secteur Nord-Est réunir ses collègues fourmis, le matin à l’aube, pour répartir les tâches et fixer les priorités. Les fourmis explorent le territoire. Si l’une d’elle trouve de la nourriture, elle dépose des phéromones sur le retour. Plus des fourmis feront le même chemin et plus le message sera clair : « beaucoup de phéromones, je suis le mouvement ». C’est absolument génial, au bémol prêt que les fourmis vont continuer à suivre la trace un certain temps même lorsqu’il n’y a plus de nourriture. Mais Slack ne garantit pas non plus la persistance de comportements tactiques erronés. Je suis le premier à m’inspirer du vivant, mais on voit bien que cela ne peut pas fonctionner dans une entreprise comme dans une fourmilière, en tout cas pas pour se coordonner sur le travail a fortiori quand on a plusieurs priorités parfois contradictoires ou changeantes et pas juste la quête de nourriture pour la collectivité et nourrir les larves. La coordination de l’activité est nécessaire. On verra dans la dernière partie si et comment on peut garantir voire améliorer la coordination tout en modifiant la hiérarchie dans sa conception la plus formelle.
Se libérer des jeux de pouvoir ? C’est un vœu pieux. L’humain n’est pas un animal social de le même sorte que les abeilles ou les fourmis. On doit, certes, lutter contre les aspects délétères des jeux de pouvoir dans les organisations surtout si elles sont silotées. Mais penser qu’ils disparaîtront est illusoire et les chercheurs qui étudient les organisations les plus collaboratives montrent que les jeux de pouvoir demeurent ; simplement, la conscience de son propre impact sur les autres est plus développée et cette maturité permet de ne pas laisser la bride à l’expression d’un égo qui primerait sur la réalisation de l’objectif collectif.
Se libérer du contrôle ? Voilà une piste : privilégier l’autocontrôle ou un contrôle peer to peer, entre collègues, c’est déjà beaucoup plus intéressant. Se libérer des contrôles inutiles, vous savez par exemple se libérer de l’obligation de remplir des tableaux de bords que personne ne lit et qui vous demandent une ou deux journées de travail par mois, ça oui. Vous pouvez d’ailleurs tenter cette petite expérience : introduisez dans vos tableaux de bord des informations sans rapport avec celui-ci. Si personne ne s’en émeut, c’est que vous êtes face au classique cas du reporting qui a été utile à un moment donné à un chef ou pour répondre à un besoin et qui perdure alors que plus personne ne le regarde. Vous devriez en débusquer quelques-uns dans votre activité.
Je l’ai dit, le problème me semble mal posé. Quel serait alors le problème ? Je le reformulerais ainsi : 1. comment coordonner l’activité humaine sans finir par recourir à une hiérarchie trop verticale, trop longue et donc coupée du terrain ? 2. Comment faire circuler l’information et prendre les décisions sur le terrain plutôt que tout concentrer en un seul et même point ? 3. Comment mieux collaborer ? Je ne crois pas professer une utopie collaborative mais proposer des solutions pour des organisations nettement plus collaboratives et performantes.
Dans la dernière partie cet article, je vais m’attacher à proposer des solutions concrètes.
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Notes
[1] Voir notamment l’excellent article, publié dans la revue scientifique Humanistic Management Journal, de Roberta Sferrazzo (2019). Permettez-moi de m’arrêter un instant sur ce point pour une courte digression. Dans la démocratie organisationnelle (décrite par Janice R. Foley et Michael Polanyi en 2006 dans Workplace Democracy: Why Bother?. Economic and Industrial Democracy). Une démocratisation permet aux employés des organisations d'être directement impliqués dans tous les processus clés de prise de décision, et donc de les responsabiliser les employés. Si une démocratisation permettrait de considérer davantage tous les employés comme étant de valeur égale et méritant respect et dignité, le concept de démocratie en entreprise emporte généralement dans l’imaginaire l’idée que les décisions se prendront à la majorité. Si ce système de prise de décision est inévitable dans à l’échelle de nation entière, il inscrit également durablement la division dans le corps social. A l’échelle d’une entreprise ceci est tout à fait évitable en utilisant des techniques comme la bonification des propositions ou la décision par consentement que l’on retrouve par exemple dans la sociocratie ou la holacratie.
[2] Il est notamment inspiré par le principe posé par Rousseau « l’homme est perfectible, capable de se perfectionner de par ses propres expériences, de par ses propres sensations »
[3] Hamel et Zanini dans leur étude portant sur plus de 5000 répondants, montrent que les entreprises de plus de 1000 salariés ont en moyenne 6,9 niveaux hiérarchiques et même 8,1 pour les entreprises de plus de 5000 salariés.