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Le mythe de l'organisation parfaite

Le mythe de l'organisation parfaite

2nde partie : Les limites intrinsèques de chaque meta-modèle - Si la centralisation étouffe et ralentit la majorité des process, la distribution se heurte à des situations limites comme la gestion de crise

Les limites intrinsèques de chaque meta-modèle

La centralisation étouffe et ralentit

La centralisation est-elle une nécessité ? est-elle un choix ou un non-choix faute d’alternative considérée (et nous sommes là évidemment face au deux biais cognitifs courants que sont la sélection et la confirmation) ? Si la réponse est positive, est-ce de la même façon pour des propriétaires, des dirigeants propriétaires ou des dirigeants salariés ? Voilà des questions qui m’obsèdent.

D’une certaine manière, Jean Peyrelevade, qui fut directeur adjoint du cabinet et conseiller économique du premier ministre socialiste Pierre Mauroy puis dirigeants de plusieurs entreprises dont Suez et le Crédit Lyonnais[1], « depuis la Révolution française l’entreprise est moins un projet collectif ou un commun qu’une propriété individuelle, au même titre qu’une maison ou un arpent de terre. Dès lors, ajoute-t-il, dans l’enceinte de leurs entreprises les propriétaires n’ont aucune raison de partager leur pouvoir avec qui que ce soit. »[2] Ce constat peut sans aucun doute être étendu au-delà des frontières hexagonales. Est-ce alors ce qui pousse, par mimétisme, les dirigeants salariés à centraliser le pouvoir et donc les informations comme la prise de décision ? Ou est-ce un besoin atavique de contrôle d’autant plus présent que nombres de dirigeants ont des égos très forts allant parfois jusqu’à un profil pathologique de pervers narcissique ?

Cette centralisation produit de nombreux effets délétères. D’abord au plus haut niveau de l’entreprise les mêmes effets que ceux décrits dans les grandes cours d’Europe au 17ème et 18ème siècle. Les puissants cherchent d’abord et avant tout à plaire, au mieux se neutralisent les uns les autres, au pire se sabotent mutuellement. Comment un système qui historiquement a prouvé son inefficacité sur l’innovation et la collaboration et ses effets pervers sur les relations humaines peut être reproduit inlassablement sans chercher à en limiter les effets, peut être une source d’étonnement permanent. Mais comme toutes les pathologies psychologiques, il a ses bénéfices secondaires et notamment flatter les égos.

A mesure qu’on descend la pyramide hiérarchique, ces effets de cours diminuent. Mais ils laissent alors place à une difficulté endémique en matière de transversalisation. Celle-ci est en quelque sorte l’antithèse de la centralisation. Cette difficulté a son tour génère un manque de collaboration. Quand elle se double de la peur (qui est un sentiment produit par la centralisation pour de nombreuses raisons qu’il serait fastidieux d’explorer ici), elle détruit la confiance, la capacité d’initiative, l’innovation. Là encore c’est un sujet permanent d’étonnement. La croissance de l’économie dépend justement de la capacité d’initiative, de la confiance et de l’innovation. C’est ce qui a fait défaut à l’économie de l’URSS et qui a produit son effondrement. Comment des capitalistes doublés d’hommes et de femmes brillants peuvent ne pas voir que la centralisation est plus qu’un symptôme mais une cause certaine d’inefficience ?

La distribution libère mais se heurte à la gestion de crise

Le leadership distribué semble, à première vue être, une approche raisonnée et raisonnable. Elle garantit ce que ne garantit pas la centralisation.

Pour l’avoir mise en place et utilisée à deux reprises[3], elle n’est pas exempte de limites. J’en vois trois.

D’abord une limite conceptuelle. Pour fonctionner correctement un leadership distribué requiert un mindset, un skillset et un toolset nouveau.

Le paradigme (mindset) exige

1.   de la confiance et nécessite de réinterroger ses croyances personnelles et la culture collective. Si dans le leadership centralisateur la règle à propos de la confiance peut se formuler ainsi « la confiance n’exclut pas le contrôle », cela induit que le contrôle s’effectue a priori et la confiance se construit a posteriori. Dans le leadership distribué, le contrôle n’est pas évacué mais la règle se formule ainsi « je donne ma confiance a priori, si elle est trahie alors je contrôle ». Normalement la confiance honore la personne qui en est dépositaire, les comportements négatifs sont donc rares mais ne soyons pas naïfs au point de penser que le nouveau mindset transforme tous nos collègues en personnes loyales et responsables. D’un autre côté, il me semble utile de rappeler combien il est nécessaire de faire preuve de bienveillance ou d’empathie ; et notamment apprendre à considérer que sous stress tout le monde (et j’insiste sur tout le monde) manifeste des comportements non souhaitables et d’autant plus destructeurs que le stress est élevé. Apprendre à comprendre ce que les circonstances et le stress génèrent fait partie des compétences (skillset) à développer.

2.   que chacun soit responsable et qu’ensemble l’équipe ressente une co-responsabilité. Il faut distinguer le fait de se sentir responsable et de vouloir prendre des responsabilités. Se sentir responsable est toujours une question d’appréciation mutuelle. Force est de constater que la capacité de chacun.e à tenir ses promesses est un facteur personnel qui est de surcroît plus ou moins élastique. Par ailleurs, certaines promesses ont plus de valeur que d’autres pour le récipiendaire. Nous connaissons tous une personne qui est toujours en retard, pour certains d’entre nous c’est insupportable, pour d’autre c’est un péché véniel ou un manque de politesse et pour d’autres cela n'a aucune importance (a fortiori si ces mêmes autres sont eux-mêmes toujours en retard). Cette perception est de sucroît modulée par des effets de culture (d’entreprise, nationale…). Le leadership distribué supporte moins bien que d’autres systèmes les promesses non tenues. Mais il supporte en revanche très bien les erreurs.

Prendre des responsabilités est encore autre chose. Tout le monde n’aspire pas à prendre des responsabilités. C’est ainsi. Il faut l’accepter. La bonne nouvelle c’est que ceux de vos collègues qui aiment en prendre vont s’épanouir. La limite est que non seulement que le leadership distribué ne changera pas certains type de personnalités dont la motivation ne repose pas sur l’autonomie, les projets et la prise de responsabilités mais également sur le fait que ce serait une erreur de vouloir leur imposer ce choix.

3.   de mettre les égos sous contrôle. Le paradigme qui sous-tend le leadership distribué pense collectif (nous) avant de penser aux besoins ou préférences individuels (moi), il est donc plus centré sur le système et son impact (la pensée « eco ») que sur les relations de pouvoir et la satisfaction ressentie (la pensée « ego »). C’est un vrai défi du quotidien. L’être humain est certes un animal social mais qui vit une véritable tension personnelle en acceptant la vie en société. Il l’accepte car il recherche les bienfaits en termes de sécurité et de bien-être du vivre ensemble mais il reste fondamentalement individualiste voire libéral (ou libertarien selon la conception que l’on retient). Il pense « je » avant de penser « nous ». Les éthologues, qui sont les scientifiques spécialistes du comportement animal, nous expliquent que d’autres espèces pensent naturellement le « nous » avant le « je » (je crois que le chien en est un bon exemple) voire non pas conscience de leur individualité et donc pensent « nous » (au moins en terme d’activité) mais pas « je ».

En termes de toolset, il faudra intégrer de nouvelles pratiques décisionnelles, d’apprentissage, de gestion de l’humain (de recrutement par exemple) qui s’appuieront nécessairement sur des compétences et des principes nouveaux. Ce sera l’objet d’une autre série d’articles à venir.

On le voit le leadership distribué est donc exigent pour toutes les parties. Choisir de l’appliquer nécessite une préparation et une acceptation (pas juste une acceptabilité). C’est donc un choix collectif et un engagement. Qu’ils viennent à manquer au départ, les bases ne sont pas solides et la crise arrivera très vite. Qu’ils viennent à être remis en cause plus tard et se posera alors la question de la résistance.

C’est justement la deuxième limite que je souhaitais aborder. Si le leadership centralisateur est par essence résistant (telle l’hydre il ne suffit pas de lui couper la tête pour en changer la nature), le leadership distribué est moins résistant aux tensions et aux actions de sabotage. Il est sans aucun doute plus résilient car il permet un meilleur rebond en cas de coup dur (on pense par exemple à une entreprise dont la personne dirigeante meurt brutalement dans un accident) mais il est moins résistant. Comme il s’agit d’un réseau, la résistance de l’ensemble est basée sur la qualité des relations interpersonnelles et de la confiance. Ce n’est donc qu’une question de temps avant qu’un.e leader reconnu.e sème la zizanie, n’arrivant plus à gérer son stress ou à faire passer l’enjeu collectif avant son propre besoin. Plus cette personne sera en responsabilité, présente dans plusieurs cercles ou cumulant un grand nombre d’interactions et plus l’impact de la perturbation sera dangereux. Il n'est pas rare qu’aux premières actions succèdent un peu partout des réactions paranoïaques. Celles-ci sont dangereuses car elles font perdre encore plus rapidement la confiance, la capacité d’empathie et créée des séries de prêt d’intention qui renforcent la paranoïa. A partir de là, des groupes se créent car le propre de paranoïa est qu’elle ne connait pas de nuance, et d’entendre « tu es pour ou contre moi, c’est aussi simple que ça, la neutralité n’existe pas ». Pour être honnête, dans mes deux expériences de leadership distribué ce point de rupture a été atteint à chaque fois. L’organisation en sort renforcée ou anéantie.

Enfin, il existe une limite conjoncturelle. J’estime, au vue de mon expérience en la matière, qu’il y a des situations exceptionnelles qui nécessitent une recentralisation. C’est le cas notamment des crises opérationnelles impromptues. Le fait qu’elles soient brutales et, possiblement, avec des impacts médiatiques impose une centralisation. Cela n’empêche pas de développer des scénarios en leadership distribué en amont. D’une part, au moment d’une crise brutale le public (interne à l’entreprise, comme externe) veut pouvoir personnifier la prise de décision et la responsabilité. D’autre part, ces crises nécessitent des actions de traitement de la situation à chaud qui nécessite une rapidité de décision et centralisation de l’information.

La démocratie participative divise

A propos de la démocratie, Churchill disait « la démocratie est le pire système de gouvernement, à l’exception de tous les autres qui ont pu être expérimenté[4] dans l’histoire.» [5]

Je suis passionné par la démocratie et admiratif de l’engagement des hommes et femmes politiques. Cet intérêt et cette curiosité m’ont porté à m’engager dans un parti jusqu’à faire partie d’une équipe de campagne pour les élections présidentielles française de 2007.

La démocratie a été conçue davantage pour l’administration de la chose publique dans des très grands ensembles, le demos, le peuple, renvoyant a des groupes de plusieurs milliers voire millions de personnes. Un peuple par définition ne permet pas d’établir des relations interpersonnelles entre chaque personne et entre les dirigeants et les citoyens. Ce n’est évidemment pas le cas dans la plupart des entreprises dont la taille est inférieure à quatre ou cinq cents personnes et qui sont regroupées sur un même site. Je trouve donc qu’il y a des alternatives plus efficaces pour créer du lien (et donc de l’engagement) et pour faire émerger de l’intelligence collective.

Dans les entreprises plus vastes, est-ce que la démocratie peut-être pertinente ? Si elle n’est utilisée que de manière ponctuelle, la réponse est délicate voire négative. D’abord pour une question de forme et ensuite pour une question éthique.

La forme d’abord. La démocratie impose, in fine, le vote. Or le vote a un effet délétère sur le long terme. Le vote donne par essence raison à la majorité mais n’a aucun effet pédagogique ou de transformation sur la minorité. Imaginons qu’une entreprise souhaite mettre aux voix trois options stratégiques différentes. Elle organise des débats et met à disposition les informations nécessaires et pertinentes sur une plateforme collaborative. Puis l’ensemble du corps social vote. L’option A recueille 37%, l’option B 30% et l’option C 33%. Les résultats sont très proches montrant une division des équipes. Que la suite du process se fasse directement avec l’option A ou qu’elle soit remise en compétition avec l’option B importe peu. In fine, les deux tiers des collaborateurs n’étaient pas convaincus par l’option retenue. Est-ce que ces collaborateurs vont adhérer à l’option retenue ? Dans la majorité des cas non. Ils ne vont pas s’engager pour elle et peut être même que certains n’observeront pas une neutralité bienveillante mais chercheront à la saboter. Deux options n’auraient rien changé à l’affaire. Peu importe qu’il s’agisse d’une majorité absolue ou relative, qu’il y ait ou pas une obligation de participer au vote, un quorum ou autre précaution. La ou les minorité(s) resteront avec leur frustration. La succession de votes peut finir par former des minorités constituées. Ce n’est alors qu’une question de temps avant que les avis ne se polarisent avec la croissance de la frustration, frustration de n’être pas écouté, pris en compte, d’avoir eu raison (et le sabotage peut aider à confirmer qu’avait raison en affirmant que ça ne marcherait pas)… La démocratie ne fabrique pas une vision commune parce qu’elle exclut les alternatives même en prenant soin d’avoir des débats. La démocratie peut faire pire, elle peut aboutir à la division, à la colère, aux comportements contreproductifs.

Voilà pour la forme, venons-en à l’éthique. La démocratie quand elle n’est utilisée que de manière sélective peut être rapidement assimilée à une tentative de manipulation. On le voit lorsque le dialogue social se crispe et que l’entreprise est tentée par la voie du referendum comme l’a fait Air France sur son plan d’augmentation salariale en 2019. La manière dont la question est posée peut-être aussi tout à fait manipulatoire. La démocratie, comme du reste les autres métamodèles, s’applique complètement et constamment ou pas du tout.

[1] En 1993, lorsqu’il en prend la direction le Crédit Lyonnais fait partie des trois plus grandes banques de détail françaises avec la BNP et la Société Générale.

[2] Peyrelevade, Changer ou disparaitre, adresse au patronat, 2018, p. 45. Dans cet ouvrage, l’ouvrage défend l’idée que le capitalisme français est malade.

[3] D’abord, en 2019 et 2020 au sein de la filiale italienne de la SNCF, SNCF Voyages Italia, sur un périmètre d’une centaine de personnes ayant la spécificité de mélanger nos salariés et ceux de la maison mère managé dans un autre système. Puis depuis 2020, au sein du mouvement KINDNESSforBusiness.org devenu une association de droit Suisse en 2021.

[4] A noter que la sociocratie, d’une certaine manière, a été utilisée dans les formes primitives d’oligocratie ou de démocratie à plus grande échelle. C’est le conseil des sages du village qui se réunit pour prendre des décisions au cours de longs débats et en cherchant une forme de consensus. Ces modalités décisionnelles sont restées très présentes dans les pays nordiques jusqu’à ce que la démocratie s’impose (ou leur soit imposée par de puissants voisins) comme ce fut le cas par exemple au Danemark en 1848. On en trouve une survivance par exemple dans les Landsgemeinde Suisses (littéralement les assemblées du pays) qui laissent le temps au débat et qui si elles décident recherche souvent une forme d’unanimité.

[5] La citation est issue d’un discours prononcé en 1947 alors que Winston Churchill est devenu le chef de l’opposition. Une contextualisation nous aidera à mieux comprendre le propos. Il prononce un discours à la Chambre des Commune et reproche au gouvernement de se comporter comme s’il avait reçu des urnes non pas un mandat mais un blanc-seing pour la mandature à venir. Il dit alors « Beaucoup de formes de gouvernement ont été testées, et seront testées dans ce monde de péché et de malheur. Personne ne prétend que la démocratie est parfaite ou omnisciente. En effet, on a pu dire qu'elle était la pire forme de gouvernement à l'exception de toutes celles qui ont été essayées au fil du temps; mais il existe le sentiment, largement partagé dans notre pays, que le peuple doit être souverain, souverain de façon continue, et que l'opinion publique, exprimée par tous les moyens constitutionnels, devrait façonner, guider et contrôler les actions de ministres qui en sont les serviteurs et non les maîtres. »

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